Parler du présent et du futur à travers le passé. Entretien avec Jean-Gabriel Périot

 

Vos films nous interpellent d'abord par le lien très fort qu'ils tissent entre cinéma et photographie. Vous n'êtes pas photographe, vous sentez-vous véritablement cinéaste ?

Oui parce que même si j'utilise des archives, des images préexistantes, même si je mets en place un processus qui n'est pas classique, je pense vraiment en terme de cinéma, de narration. Le processus est donc différent mais la manière de travailler reste la même. Ma pratique est fondamentalement une pratique de cinéaste.

 

Est-ce que parce que vous partez toujours de vos idées ou d'une histoire que vous avez envie de raconter ?

Oui en général, tout est écrit à l'avance. Même si c'est parfois uniquement écrit dans ma tête, la narration, ce que je veux raconter est avant tout très clair. Alors, après l'image d'archive n'est pas aussi malléable qu'une autre, elle pose des contraintes. Mais en général mes films ressemblent à 95% à ce que j'avais dans la tête avant de commencer à travailler. Ceci nous amène à la question du statut de document et de la valeur historique des images que vous utilisez.

 

Croyez-vous vraiment que le document brut et plus ou moins objectif peut narrer ou illustrer un événement historique ?

Non, je n'y crois pas du tout car une image isolée de son contexte n'existe pas. Chaque image a été produite à un moment donné avec un but, une volonté précise. Ainsi, elle n'est pas neutre à la base même de sa fabrication. Donc sa réactivation dans une autre époque n'est pas neutre non plus car le regardeur arrive avec son propre bagage historique qui la détermine toujours d'une manière différente. Ensuite, dans le cadre de mon propre travail ou dans un cadre pédagogique par exemple, le fait de montrer des images avec d'autres images fixe une volonté, un contexte précis. La même image peut raconter des choses très différentes selon le lieu et l'époque d'où on l'interroge.

 

Je pense tout particulièrement à Eût-elle été criminelle… où au départ on a des images de bonheur de la Libération, des visages très heureux sur lesquels vous faites des plans rapprochés. Ensuite au fur et à mesure que le film avance, on se rend compte que l'image montre autre chose et qu'à côté de ces gens qui incarnent la victoire de la France il y a ces femmes rasées. C'est quelque chose que l'on retrouve beaucoup dans votre travail : un déplacement dans l'image. N'est-ce pas comme si vous essayiez d'en trouver la faille ?

C'est vrai qu'à la première vision de ces images d'archive on voit d'abord les femmes rasées, la souffrance de ces femmes-là, sur des plans très larges. Mais ensuite, en les regardant plusieurs fois j'ai commencé à me rendre compte qu'il se passait des choses autour et que ce qui se passait c'était la fête ! C'était ces hommes, ces femmes qui étaient heureux, qui célébraient la Libération mais autour de ces femmes rasées. Ils étaient notamment heureux parce qu'il y avait ces femmes rasées. Et je voulais avec ce film donner à voir ces images, mais les donner à voir comme moi je les avais découvertes. Elles devenaient problématiques car elles œuvrent sur un double registre : cruauté et bonheur réunis dans une même image. Si j'avais fait un documentaire où ces images apparaissaient de manière brute, tout le monde aurait été choqué mais n'aurait pas eu le temps de « voir » véritablement. La charge émotionnelle est tellement forte à la vue de ces femmes que l’on n’a pas le temps de comprendre ce qu'il se passe autour. J'ai du créer un processus où je fragmente l'image et montre d'abord les deux fragments isolés : le bonheur et ensuite les femmes rasées. A la fin je reconstitue l'image et on peut donc la lire dans sa globalité. Ainsi, on ne pointe pas seulement les femmes rasées mais on soulève les problèmes de l'humiliation publique et de l'humiliation créatrice de liens sociaux, de la violence comme terreau de la sociabilité.

 

Justement, vous utilisez beaucoup d'images de la seconde guerre mondiale, est-ce que c'est pour vous un symbole de l'absolue barbarie et du point de non-retour qu'a pu atteindre l'être humain. Je pense surtout aux images des camps ?

Si je m'intéresse à la seconde guerre c'est parce que sur une période assez courte, quasiment partout dans le monde - excepté les Amériques et un peu l’Afrique - on a vécu des choses insu portables, une succession d'évènements qui remettaient totalement en cause l'humanité. Il y a évidemment la Shoah qui est le point le plus dramatique mais il y aussi Hiroshima, de même que les souffrances propres à chacun des pays. Et tout cela a créé à ce moment là une relation d'homme à homme très compliquée. Partout il y a eu une sorte de cristallisation des rapports humains. Et je dirais que depuis la seconde guerre mondiale, dans le monde on n'a cessé de relever les « points noirs ». On peut dire que depuis cette guerre il n'y a plus jamais eu d'époque sereine. On pense à l'ex-Yougoslavie, au Rwanda... Tout cela pour dire que des génocides, il y en a eu encore pendant soixante ans. Mais pour moi, à partir du moment où l'on étudie un évènement qui remet en cause l'idée même de l'Humanité, on les interroge tous. Dans Dies Irae par exemple, l'idée était de raconter métaphoriquement la vie de quelqu'un qui du jour au lendemain meurt de manière totalement inattendue, brutalement. Et j'ai vraiment pensé aux gens qui sont bombardés, aux gens qui sont chez eux et qui du jour au lendemain sont massacrés par leurs voisins. J'ai voulu parler de toutes ces souffrances auxquelles on ne peut pas se préparer. Et évidemment le symbole le plus fort dans tout ça, c'est l'arrivée à Auschwitz pour tous les gens qui ne savaient pas et qui n'ont jamais su qu'ils arrivaient dans les chambres à gaz. Parler d’Auschwitz me permettait de parler de toutes les autres horreurs. Et l'Histoire de la seconde guerre mondiale présente cet « avantage » d'être un peu maitrisée en Europe. En fait j'ai commencé Dies Irae par un travail sur les images du Rwanda sauf que l'image d'un champ de commémoration au Rwanda, personne ne la connaît. Ca ne fait pas partie de notre culture visuelle.

 

Vous sentez-vous investi d'un devoir de mémoire ?

Je ne travaille pas tout à fait de cette manière là. Il y a un devoir de mémoire mais les deux choses qui me tiennent le plus c'est d'abord le besoin de parler du présent et du futur à travers le passé. C'est ce qui motive mon besoin d'aller dans les images d'archives. Et puis d'un autre côté il y a la volonté de créer des petits mémoriaux. Chaque film est conçu comme un mémorial, motivé par le besoin de rendre hommage aux morts et aux survivants. Et c'est différent du devoir de mémoire au sens strict qui impose une nécessité de faire de la pédagogie. Je ne pense pas faire œuvre de pédagogie.

 

C'est peut-être un pouvoir que seules les images peuvent avoir. Finalement devant l'Histoire, ne pensez-vous pas que récit et images sont très inégaux ?

Différents oui, mais je ne dirais pas qu'ils sont inégaux. Pour moi, ils ne racontent pas la même chose mais sont complémentaires. Le témoignage écrit, la parole des survivants est pour moi le matériau le plus fort et le plus important car déjà c'est la trace même déposée par les survivants comme les morts. Et là, je pense aux écrits enterrés à Auschwitz, témoignage direct de ce qu'ont vécu les déportés. Tout ça était écrit sur des bouts de papiers, ils ont fait ça comme ils pouvaient car ils avaient besoin qu'on les écoute, ils avaient besoin que leur parole survive. C'était de toute façon pour eux une manière de survivre, via le témoignage. Et tout cela est pour moi d'une charge émotionnelle et politique très fortes. L'image a un statut qui est différent, elle est beaucoup plus problématique. Là, si je pense aux photographies d’Auschwitz, tout est beaucoup plus compliqué. On a des images prises par la résistance, dans le camp même, mais on a aussi des images des SS qui ne racontent évidemment pas la même chose.

 

Ceci pose la question de la représentation très importante et surtout pour la Shoah. Est-ce que d'après vous on peut tout montrer ?

Je pense qu'on en peut pas être dogmatique sur cette question là, on ne peut pas dire : « ok, il n'y a pas de limite à la monstration de l'horreur », comme à l'inverse on ne peut pas dire que « non, il ne faut rien représenter ». Le plus important est la démarche du cinéaste, pédagogue, artiste, et de tous les gens qui font ce travail sur la mémoire. Et ça dépend aussi de la maîtrise de leurs connaissances historiques, de leurs intentions. Il y a des films qui montrent mais sont exécrables et qu'on ne peut pas moralement soutenir. Il y a des films qui montrent et sont utiles, des films qui ne montrent pas mais seront pourtant immoraux, etc. Il n'y a pas de bonne manière de faire au sens absolu du terme. Je pense à ce document très problématique qui est le film sur la libération d’Auschwitz fait par l'armée Rouge. On voit les gens sortir des camps, on s'attarde sur les visages, les barbelés. Bref, c'est un film extrêmement fort mais ce film est un faux ! En fait l'armée Rouge est arrivé dans un camp vide et elle a donc pris les paysans d'à côté, les a mis dans le camp et a filmé une fausse libération. Ce film pose à lui seul toutes les questions qu'invite le problème de la représentation car il est très riche de connaissances historiques et en même temps il pose les limites de ce qu'on peut faire de ces connaissances. Ce film n'aurait pas du exister car il est en un sens immoral, mais il est aussi nécessaire parce qu'il nous donne malgré tout des informations sur qui s'est passé. Et je n'arrive pas avoir de point de vu vraiment ferme sur ce film à cause de ce mouvement entre immoralité et utilité historique, à cause du fait qu'il ait permis à des gens dans le monde entier d'en apprendre sur la réalité des camps et ce en dépit du fait que c'est un faux.

 

Le danger c'est qu'on est gavé d'images et leur nombre fait que ces images perdent de leur force. Pour revenir à cette idée de pédagogie, par vos choix narratifs, ne faites-vous pas malgré vous une proposition pédagogique ?

Je ne donne pas de réponses, je pose des questions. Et si j'ai un propos pédagogique, c'est dans l’espoir que le spectateur de mes films se demande « Qu'est-ce que j'ai vu ? Pourquoi quelqu'un fait ça ? Que raconte ce film ? ». Et à partir du moment où on se pose ces questions, de mon côté, j'ai réussi une part de mon projet, et quand bien même la réponse apportée par le spectateur serait « on a pas le droit de faire ça. » J'espère que l'on puisse se positionner par rapport à ce qu'on a vu. Et le côté pédagogique vient peut-être un peu des questions que mes films peuvent susciter. C'est comme si j'avais besoin de donner ce que j'ai appris, mais pas de manière factuelle, plutôt via le questionnement que cela a amené. Intéressez-vous, questionnez-vous et peut-être comprenez qu'on ne fait que rejouer ce qui s'est déjà passé.

 

Ne pensez-vous pas que l'image est à double tranchant tout simplement par le fait qu'en même temps qu'elle montre et dénonce la cruauté, elle permet aussi de s'y habituer. Le choc souhaité n'est-il pas un peu désamorcé ?

C'est bien pour cela que je travaille sur les images du passé et non les images contemporaines. Avant, et puisqu'on en parlait tout à l'heure, une image représentant la mort ou une extrême violence avait quelque chose à voir avec le sacré. Dans la représentation de la mort, il y avait quelque chose qu'on ne pouvait pas toucher et aujourd'hui - je pense à toutes ces images d'Irak, de la mort de Saddam Hussein, de décapitations -, la multiplication de ces images là les désacralisent, non pas au sens religieux, sans idée de transcendance. Mais l'accessibilité de ces images pose un véritable problème même si je ne suis moi-même pas encore assez au clair avec ça pour apporter des réponses. Je trouve les images de la mort de Saddam Hussein révoltantes. Je trouve révoltant qu'une démocratie ait besoin de la mort d'un dictateur. On ne peux pas construire une démocratie sur le sang, quelle que soit l'origine ce sang. Je trouve atroce qu'on ne se pose pas la question de savoir si on peut ou non les montrer. Les images d’Abu Ghraïb racontaient autre chose, une barbarie qui reste inacceptable et en cela incluait une espèce de révolte ! Mais quand il s'agit de Saddam Hussein, la notion de justice fait que ce n'est plus révoltant. Ce n'est plus sacré, et moi le fait que ces images ne soient plus sacrées me fait peur. En un sens, quand on accepte une telle image de la violence, on accepte la violence tout court.

 

Mais ce qui est dur, c'est le fait que ces images on ne les regarde plus seulement pour s'informer mais aussi par voyeurisme. Qu'en pensez-vous ?

Je ne sais pas si j'ai les idées claires sur cette question mais je sais que des actes de violences gratuits nous forcent à une régression presque primitive, un état d'avant la norme sociale. Les cadres qui faisaient que la limite à ne pas dépasser est l'atteinte à l'autre sont en train de sauter. Alors ce n'est pas de manière globale, quand bien même cela touche un petit pourcentage de la population, il faut se dire que le fait de pouvoir regarder une image de la mort de Saddam Hussein sans se poser de question est un signal d'alarme, un signe de retour à une certaine barbarie

 

Scène nationale le Parvis
avril 2012
Les arts au lycée